La France est un pays de fromage, de vin et de viande. Mais depuis une décennie, la viande en général et la viande française en particulier sont attaquées, et ce, sur plusieurs fronts : le prix (la viande c’est pour les riches), la balance commerciale (la France importe de la viande), la confiance du consommateur (traçabilité, étiquetage et filières obscures), la toxicité (scandales alimentaires, intrants chimiques, pollutions annexes), l’offensive « vegan », le droit des animaux, les nouveaux régimes alimentaires (diététiciens qui déconseillent la viande rouge), la crise de la boucherie (un commerce de l’ancien temps, fréquenté par des vieux), les changements de modes de consommation (moins de viande brute en boucherie, contre plus de viandes préparées en hypermarché)… Bref, la viande française fait face à la plus grave crise globale de son histoire. Et pourtant, des crises, elle en a connues.
Chacun se souvient ou peut se souvenir de l’onde de choc et du traumatisme national dus aux images de vaches tremblantes, aux services de décontamination qui venaient abattre tout un troupeau pour une bête malade (rétrospectivement, une ânerie), aux éleveurs qui pleuraient, quand ils ne se suicidaient pas. C’était il y a 20 ans. Après l’Angleterre, la France, estomaquée, découvrait que la viande qu’elle mangeait pouvait être empoisonnée. Puis, après une seconde réplique de la secousse (2002), vint le temps de l’oubli, et du retour des habitudes, qui ont la vie dure. On se rendit compte que tout le monde ne mourrait pas, malgré l’agonie spectaculaire d’un jeune Anglais, qui avait mangé de la vache, nourrie aux farines animales, elles-mêmes provenant de carcasses équarries. L’homme donnait à la vache de la vache à manger, et la nature punissait la vache, et l’homme. On peut le voir comme ça. En réalité, le procédé de stérilisation des farines animales chez nos amis anglais a été accéléré, au point de l’affaiblir, pour gagner du temps et de l’argent. Ainsi surnagea le prion, cette protéine difficile à détruire, et destructrice de neurones (d’où l’effet de tremblement), qui contamina les farines et ceux qui les mangeaient.
Les conséquences sur la filière bovine furent évidemment désastreuses, sans compter que les télés jetèrent de l’huile sur le feu, créant une psychose nationale, en évoquant la possibilité de « millions de morts » ! La chute de la consommation en France (30 %), même si elle remonta progressivement après ce tsunami, ne retrouva jamais son niveau précédent. Mais lorsqu’on étudie les courbes sur la durée, on comprend que cette chute n’est qu’un accident dans un processus plus lent, mais inéluctable : cinq ans avant les premiers cas d’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine), les professionnels de la filière constataient déjà un déclin. Dans les années 80, celles du chômage de masse, la viande devint tout simplement un produit de luxe. Et la première chose que les ménagères suppriment, quand l’argent vient à manquer, c’est le superflu.
Car la viande n’est pas nécessaire à la survie, même si les scientifiques affirment que c’est la consommation de viande, source de protéines, qui a subitement développé le cerveau de notre ancêtre le singe, pour en faire un homme. Aujourd’hui, avec les connaissances en nutrition, les protéines animales peuvent théoriquement être remplacées par les protéines végétales. C’est tout le combat des végétariens et des partisans d’une planète propre, qui ne sacrifie pas une majeure partie de ses ressources naturelles, terres (donc forêts) et eaux, au seul élevage animalier.
Parmi toutes les viandes, c’est le bœuf qui encaisse le choc. Bœuf parce que viande la plus chère, mais aussi, parce que ce sont les vaches que le public verra souffrir, puis brûler dans les fosses. La consommation carnée ayant ceci de spécial, que le consommateur ne veut pas qu’on lui rappelle l’abattage, la mort… que s’empressent de montrer les associations de défense animale, à coups de caméras cachées. C’est pourquoi le sang disparaît de sa vue. D’où les barquettes sous plastique des supermarchés issues du PAD, le « prêt-à-découper » acheté en abattoir par le boucher pressé.
- Le muscle (ici macreuse de bœuf) est de plus en plus acheté entier par le boucher
Raison pour laquelle on achète aussi moins de viande brute, c’est-à-dire à la coupe. D’où la fréquentation croissante des GMS (grandes et moyennes surfaces) au détriment des artisans bouchers, un rapport de 20/80 il y a 40 ans passé à 80/20 aujourd’hui. Car le nouveau public, qui a perdu l’habitude d’aller au marché et de faire la cuisine, préfère désormais la viande préparée, simple et rapide à manger… Viande précuisinée qui posera un problème nouveau, celui de son origine, la fameuse traçabilité. L’étiquette, et tout son cortège lexical pour initiés. Profitant de la désaffection relative pour le bœuf, les viandes blanches (poulet et porc) gagnent la confiance des consommateurs. Jusqu’à ce qu’elles aussi connaissent leurs scandales : grippe pour le poulet, élevage hors-sol polluant pour le porc !
Dès lors, les responsables des syndicats de boucherie s’interrogent sur la baisse de la consommation de bœuf, afin de la contrer. Il faut savoir qu’un Français consomme 90 kg de viande par an (dont 20 de bœuf, ou 55 grammes par jour), au second rang mondial, devant le Chinois et ses 60 kg, mais juste derrière l’Américain et ses 126 kg ! Qui lui ne connaît en gros que des modes simples, qui favorisent le taylorisme des productions : steak de bœuf, travers de porc, et profusion de hachés dans tous les plats possibles (pizzas, hot-dogs). Le consommateur français achète donc moins de viande brute en boucherie (qui ferment, ne sont pas reprises, ou peinent à trouver des jeunes, malgré des salaires attractifs), au profit de la viande préparée, qui coûte d’ailleurs plus cher, puisqu’il y a intervention humaine, et donc charge salariale supplémentaire !
- L’Union européenne, un concept élastique
et flou…
Et puis, venant de plus loin encore, le productivisme, qui avait assuré la grande augmentation de la production, appelée par les pouvoirs publics, après la Seconde Guerre mondiale, pour nourrir les enfants du baby boom, connaissait son chant du cygne. On remettait en cause le but, la production à tout crin, la quantité à tout prix, et les méthodes : industrialisation de l’élevage, chimie intensive avec ses insecticides et pesticides sur les champs, qui nourriront un bétail shooté aux antibiotiques et accéléré aux hormones de croissance. Avant même la crise de la vache folle, celle du veau aux hormones sonnera comme une première alerte pour la profession. Qui ne prendra pas la mesure de la menace. Changements structurels difficiles à appliquer dans une filière où les groupes agroalimentaires dominants dictent leurs lois aux pouvoirs publics ; changements en revanche imposés aux petits producteurs, qui, eux, souffrent de tous côtés : les distributeurs leur demandent de produire des bêtes moins chères, tandis que les médias les accusent d’empoisonner la terre et les hommes !
Les crises alimentaires réveillent les consciences
des consommateurs et des producteurs
Il faut savoir que les responsables de la filière – des puissants syndicats agricoles jusqu’au ministère – ne sont pas de grands communicants. Et quand ils communiquent, c’est en général trop tard, en période de crise, quand le mal est fait. Trop souvent en France, les professionnels d’un secteur traditionnel ne voient pas les changements arriver, ou les ignorent. Quand les premiers agriculteurs et éleveurs dits « bio » ont remis à plat toute la filière, de la vache au consommateur en passant par les sols, leurs voisins concurrents et les bouchers ont rigolé.
Aujourd’hui, même si la consommation de viande bio n’excède pas 5 % du marché (son surplus est même reversé dans le non-bio), c’est le signe d’une prise de conscience, du début d’un renversement du rapport de forces entre quantité et qualité. Les bouchers réformistes insistent sur la notion qualitative, donc gustative, qui inclut transparence et information, à chaque étape du processus : origine des bêtes, nourriture. Fourrages et herbe naturels au lieu de tourteaux de soja OGM américains, ou ces mélanges de céréales engraisseuses qui ne sont théoriquement pas faites pour l’estomac des bovidés. Et même si le prix, qui était déjà élevé, s’en ressent, ces mêmes néo-bouchers n’hésitent pas à conseiller de manger moins de viande, mais de meilleure qualité. Exactement l’opposé des campagnes de relance officielles, qui jouent sur la fréquence de dégustation et la confiance aveugle.
- « La blonde d’aquitaine c’est un peu la Rolls de la viande française. » Chère à élever (40 €/kg), Le Bourdonnec affirme que c’est « le prix du terroir et du savoir-faire ».
C’est pourquoi l’image de la branche a été si facilement pulvérisée par les pros de la com venus du camp d’en face : les écologistes vegans (ou végétariens) avaient pour eux des années de militantisme baba cool, parfois d’inspiration trotskiste, et surtout de précieux relais dans les médias, et les médias dominants, prescripteurs. Là où le syndicat des bouchers investissait dans de coûteuses et nullissimes campagnes du type « Mangez du bœuf », leurs opposants balançaient des dossiers meurtriers aux journaux, réalisaient des docs à la télé, avec cent fois plus d’impact… négatif. Il est plus facile de démolir que de construire, on le sait tous. Les « antiviande » se sont engouffrés dans la brèche, pilonnant et culpabilisant le producteur comme le consommateur. Lors de notre enquête, nous avons visionné tous les documentaires relatifs à la viande depuis 10 ans en télévision : à part le Global Steak avec Bourdonnec en 2010, et le Food, Inc. américain en 2008, aucun n’est venu au secours d’une filière qui, il est vrai, donnait trop souvent le hachoir pour se faire décapiter : dissimulations diverses (fausse viande française), races à lait données pour races à viande, petites mesquineries (barde ajoutée sur les rôtis pour gagner quelques grammes), et grandes arnaques (du cheval vendu pour du bœuf).
- L’expansion de l’industrie de la viande bovine est due à celle de la restauration rapide
Des spécialistes du journalisme à scandale sauteront sur le sujet, qui était vendeur, et l’est toujours, pour enfoncer le clou, et marquer les esprits. Ainsi, une des plus belles réussites françaises en matière de restauration populaire faillit y laisser sa peau : Buffalo Grill. Attaqué fin 2002 pour avoir, selon quelques salariés, importé de la viande anglaise malgré l’embargo, le groupe verra son image décliner dangereusement, menaçant de couler avec ses 3000 employés. Ce qui ne veut pas dire que cette viande était mauvaise, et encore moins mortelle. Les Anglais ayant tellement abattu de troupeaux en 1996 qu’ils repartiront de zéro, permettant à la filière de se restructurer complètement après le chaos. Près de 1000 articles à charge en deux mois, un bombardement médiatique qui provoquera une chute de fréquentation de la chaîne de 40 % en deux semaines. N’importe qui aurait sombré. Depuis, le groupe s’est remis, promettant d’acheter plus de viande bovine française (désormais à 60 % de ses fournitures)… qui n’en produit pas assez. Car l’élevage national se compose principalement de petites et moyennes exploitations. Si la France exporte bien des bêtes sur pattes, elle importe de la viande, c’est-à-dire l’animal transformé, à marge supérieure.
Deux journalistes symbolisent le front antiviande : Isabelle Saporta, journaliste à Marianne, et auteur du Livre noir de l’agriculture (2011, Fayard), et Fabrice Nicolino, travaillant entre autres pour Charlie Hebdo (il sera sérieusement blessé dans l’attentat), avec Bidoche, plus axé sur la défense des animaux comme levier de désintoxication de la viande. Leurs arguments sont tous recevables, mais incomplets : ils semblent ignorer les efforts faits par la filière en général, les bouchers et éleveurs conscients des problèmes dus à l’industrialisation en particulier. Des livres procès, destructeurs pour ceux qui font de réels efforts.
Canal+ s’est fait une spécialité de diffuser des documentaires affolants, et excessifs. Choquant le téléspectateur avec les méthodes de production américaines, qui n’ont pourtant pas cours ici. Du moins pas à cette échelle. Les Inrocks, en janvier 2011, iront jusqu’à publier un plaidoyer antiviande basé sur le livre de Safran Foer, romancier devenu essayiste, illustré par des images des abattoirs de Chicago. Pour les vrais enquêteurs, il n’y a pas une vérité noire, et une vérité blanche, le mouton noir servant à noircir tout le troupeau. Le réel est toujours plus complexe. Mais les médias, et leurs spécialistes aux motivations diverses (argent, célébrité, influence), n’ont que faire de la complexité, qui gêne les démonstrations rapides et à sens unique. Nuancer exige la prise en compte de la globalité d’une problématique, quitte à perdre de la force de persuasion, ainsi qu’une certaine humanité, en direction des acteurs concernés. D’accord pour dénoncer les excès d’une filière, pas pour défoncer la filière entière.
- Les Inrocks illustrent leur article par une photo d’abattoir chinois
Ce faisant, nous ne prenons pas la défense d’une filière qui n’a pas besoin d’avocats. Seul le public a besoin d’une information équilibrée, non-venimeuse, et qui ne choisisse pas son camp. Car la filière n’en est pas vraiment une : elle rassemble le petit éleveur, qui possède moins de 100 vaches (car on mange de la vache, et non du bœuf, dont la consommation a été abandonnée après la guerre, sur le mode britannique qui grillait les morceaux alors que le Français bouillait la viande de bœuf, aux fibres trop dures), l’hypermarché du coin, la petite boucherie (comprenant monsieur à la vente, l’apprenti à la découpe, madame à la caisse, et un extra le week-end), et le boucher Bigard, pas l’humoriste, mais le plus grand producteur français de viande, numéro trois européen. Le consommateur a une chance sur deux, si l’on veut, d’acheter de la viande Bigard en super ou hypermarché. La France ne produisant pas assez de « bœuf », elle en importe. Et pas du meilleur : du bœuf de l’Est ou du Brésil pour les collectivités (incluant les cantines scolaires), aux budgets étriqués… Se pose alors le problème de la traçabilité, nos voisins est-européens et nos amis brésiliens n’ayant pas les mêmes normes en matière d’hygiène alimentaire, établies par l’État français. Prenons pour exemple les Allemands, derrière nous en production brute de bovins, mais devant en exportation.
Offensive allemande victorieuse
Les Germains ont récupéré, depuis la fusion avec leur petite sœur de l’Est, les immenses exploitations communistes pour qui seule la quantité comptait. Supérieurement mécanisés, leurs exploitations moins morcelées, leur coût du travail moindre (de 50 %), et leur science du hard-discount permettent de vendre à bas prix des volumes supérieurs. Dans leur Hinterland, ils ont ajouté la Roumanie, dont les plaines fertiles permettent à des troupeaux géants de paître, pour des salaires d’éleveurs ridicules. Une Roumanie qui loue un tiers de ses terres agricoles à ses « amis » européens, nourrissant près de trois millions de Roumains, près de la moitié de la population active ! C’est de cette façon que l’Allemagne s’est imposée dans l’Europe agricole, et surtout, a imposé ses voisins de l’Est, aux coûts menaçants pour nos éleveurs. Disons-le tout net : la filière française, après les chocs de 1996 et 2002, s’est restructurée dans une certaine transparence et une certaine exigence, qui n’étouffent pas nos voisins. Les progrès faits en étiquetage n’y changeant rien, la traçabilité étant contournée par l’ambiguïté de la bête « abattue en France », qui aura pu être élevée en Roumanie, sa carcasse importée, puis débitée dans nos abattoirs. Sans oublier les trous dans la chaîne de traçabilité, comme il y en a dans la chaîne du froid…
Non pas que les vaches roumaines ou allemandes seraient de moindre qualité, mais, engraissées artificiellement et abattues plus jeunes par souci de rentabilité, elles contiennent plus de produits grossissants dangereux. La vache américaine aux hormones, élevée dans les « feedlots » gigantesques, rassemblant jusqu’à 100 000 têtes de bétail (1000 fois l’exploitation moyenne française qui oscille entre 60 et 200 têtes !), qui ne passe théoriquement pas nos frontières, n’est pas la menace première pour la vache française. La vache allemande est notoirement plus dangereuse. Sans oublier le zébu brésilien, nourri en élevage extensif au soja, produit là-bas en quantités inimaginables sur des surfaces mangées aux forêts.
Fabrice Nicolino, auteur de Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde (Les Liens qui Libèrent, 2009) raille les paradoxes de ce productivisme forcené :
« Tandis que la France interdit les cultures OGM, on farcit nos bestiaux de soja et céréales OGM importés de l’autre côté du globe… »
[Fin de la première partie]